Boulette Journal

39)

En ce jour férié, je me suis rappelée le petit-déjeuner pris avec cette connaissance de janvier 2022. Je me suis rappelée ce moment suspendu où j’ai cessé de l’écouter nous mettre dans un même panier. Toute mon attention était focalisée sur le morceau que la radio diffusait. Quelque chose en moi a reconnu la mélodie comme si rien d’autre n’existait à ce moment-là, comme si la fréquence avait mis le reste du monde entre parenthèses pour que je puisse entendre ce message sous une autre enveloppe. La version originale, sans sa voix pour la reprendre. Je ne sais vraiment pas ce qu’il s’est dit ou passé sur ce laps de temps.

J’ai parlé de sa voix à quelqu’un pour la première fois. Je n’avais jamais partagé notre histoire, ce cheminement, ma promesse. J’étais très émue par l’expression de cet amour. L’inexplicable m’émeut toujours. En m’écoutant poser les mots évidents sur cette évolution lente, les circonstances qui se recoupent et nous réunissent, j’ai enfin eu la réponse à la question que je me posais en septembre (1) : je sais ce que je foutais là. Mon monde et le sien, son rêve et le mien se sont frôlés. C’était un prélude, un échantillon. Le métissage promet d’être éclatant. Nous étions à notre place. Nous nous retrouvons pour célébrer leur réalisation, sans intimidation extérieure et sans barrière. Quand il sera prêt à me rencontrer à nouveau, je ne reculerai pas. J’aurai peut-être peur mais je ne reculerai plus jamais. Et je sais que le temps fait bien les choses.

Des mots se sont tirés de mon sommeil. Une voix puissante et masculine que je n’ai pas reconnue. Je suis incapable de restituer les mots qui m’étaient adressés ni la langue employée.

Mon frère a menti. J’ai compris qu’il avait menti parce qu’il ne sait pas mentir. Je lui ai explicitement dit d’abandonner cette nouvelle habitude. Une trahison de confiance de sa part serait la pire chose qu’il puisse arriver. Je ne l’accepterai pas. J’entendais sa copine chuchoter et glousser dans le fond. Elle m’énerve déjà.

Ma mère pleurait au téléphone. Depuis l’annonce du divorce de mon frère, tous ses appels et ses messages sont chargés de panique et d’hystérie. Ses premiers mots ont été pour me demander où j’étais. Je me rendais au parc en prenant le train. Le ton avait un je-ne-sais-quoi d’accusateur. Puis elle m’a annoncé que le coeur de l’enfant que portait la fille de ma feu cousine s’est arrêté de battre. C’est ce qu’aurait révélé sa dernière échographie. Ma nièce devait accoucher dans quelques jours. À l’instant où j’écris, elle subit une césarienne et on espère tous une erreur médicale, un miracle.

Ma mère a explosé en larmes. J’ai accusé l’horreur. Je me suis demandée si elle pleurait pour le déni de ma nièce, la perte de cet enfant à naître ou la violence du souvenir de ses fausses couches… ou tout à la fois. Elle s’est appropriée une histoire qui lui rappelle la sienne mais qui ne l’est pas.

Je me suis souvenue de ma réaction à l’annonce de cette grossesse (9). Est-ce que les choses auraient été différentes si je m’étais forcée à être heureuse pour elle ? si ma tante avait gardé son secret au lieu de le trahir ? si elle me l’avait annoncé un autre jour que celui de l’anniversaire de la mort de sa fille ?

Je suis sincèrement désolée que ma nièce ait à vivre un moment pareil. Je n’arrivais pas à être heureuse pour elle ; je n’arrive pas à être triste pour elle. Je n’arrive pas à pleurer cette tragédie. Je ne pense qu’au "lien immuable entre la vie et la mort" et à quel point il serait indécent de vivre un grand bonheur dans ma vie au moment le moins approprié.