Boulette Journal

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Du gris au noir. Je me demande à quel moment je toucherais le fond de l’abysse pour pouvoir enfin remonter. Ce qu’elle est longue et lente cette chute…

Mon déplacement en Angleterre a été le premier coup, le genou à terre. Le reste a enflé jusqu’à ce que plus rien ne soit contrôlable. Il m’arrive d’être envahie d’idées morbides. Mes relations, sur tous les plans, sont en souffrance.

L’échange de Pâques m’a affecté. Ma grand-mère n’est pas désolée de ce qu’elle m’a dit. La haine dans ses yeux m’avait suffi à comprendre que, pour une fois, elle ne mentait pas. J’ai eu besoin de leur dire que c’était difficile de leur parler comme si les termes inappropriés qu’elle a choisi de m’adresser ne m’avaient pas causé de peine. S’entendre dire que "ce qui est fait est fait". Lui qui était resté en aparté ce fameux jour, mon grand-père a pris le relais : il ne comprend pas que je les traite "en ennemi", eux qui m’ont toujours défendu lorsqu’ils étaient en désaccord avec les décisions prises par mes parents quand j’étais petite (je n’ai pas la moindre idée de quoi il parlait). Il est nostalgique de cette période où j’étais une "gentille petite fille"... de 5 ans.

Je me souviens de très peu de choses de cette période de mon enfance. Je me souviens de la crainte que m’inspirait tous les adultes qui m’entouraient. Toutes ces figures empreintes d’autorité étaient des repères très flous. Les tons qui montent, ce silence qu’on me réclamait alors que je ne parlais jamais. Jamais. Ni à la maison, ni à l’école. J’avais constamment une boule au ventre, peur de laisser mon rire (dont on se moquait) prendre trop de place, s’envoler et craquer leur marbre poli ; peur aussi de rentrer chez moi quand mon intelligence a commencé à être évaluée, à inscrire une échelle de valeur affective à leurs yeux jusque dans mon ADN… Je me souviens des jeux télévisés avant le journal. La joie très expressive, parfois hystérique, des participants qui gagnaient au milieu d’un lâché de confettis m’émouvait. Une idée du bonheur.

Je n’ai plus 5 ans. J’ai une personnalité, une voix. Elles s’affirment avec une ouverture d’esprit et une curiosité qui les choquent et qu’ils désapprouvent. Ils n’aiment pas la créature que je suis devenue. Mes faiblesses d’esprit, les confettis que je jette et mes "Beaux Arts".

Mon frère a demandé à me voir, à me parler urgemment en face à face. Il a trompé sa femme. Avant le mariage, après le mariage. Il était perdu, aux pieds d’un ultimatum. Pour la première fois de ma vie, mon frère m’est apparu lâche et imparfait. Pour la première fois de sa vie, je ne peux rien faire pour lui. Le jour de son mariage, j’ai dit au revoir aux enfants que nous étions. Je me suis promis de ne plus intervenir dans ses choix de vie, le laisser devenir adulte. Être une soeur présente qui respecte ses engagements. Il était aussi temps pour moi d’évoluer, de quitter ce rôle de mère de substitution, de penser un peu à ma vie, enfin. Car si je suis l’aînée et que je l’aime, je n’étais pas celle qui se mariait. Aujourd’hui, je ne suis pas celle qui divorce.

Ma collègue a ménagé ses effets pour me demander ce qui faisait que nous nous parlions moins. En prenant le temps de faire le point, sa question est presque comique. Elle m’a laissé entendre que ce manque de participation venait de… moi. Or, je suis à l’origine de tous les messages envoyés depuis le début de l’année pour prendre de ses nouvelles. Ses réponses sont toujours très courtes, presque monosyllabiques et sans réciprocité. J’ai souvent l’impression de la déranger. Notre contexte professionnel l’a rendu paranoïaque à l’extrême : tout le monde participe de près ou de loin à une conspiration. Elle est très frustrée et pleine de colère. Je ne souhaite pas alimenter son discours.

J’essaie toujours de me préserver lorsque je m’entends bien avec une collègue. Une conversation n’est pas une confidence ; une collègue n’est pas une amie. Mes ateliers m’ont appris que la solidarité n’est pas le noyau de la vie de cette entreprise. À tort ou à raison, j’ai appris à compter que sur moi. Les relations unilatérales ne sont pas faites pour moi. Deux longues "amitiés" de cette nature m’ont suffi pour une vie.

L’organisme de formation a mis plus d’un mois à répondre à mon dernier message. Je me félicite de ne pas être engagée avec eux.

Mon corps vit sa propre vie, s’approprie mes efforts et mes réactions. J’ai rarement eu aussi mal à autant d’endroits en même temps. Le médecin m’a prescrit un bilan complet : il pense que l’endométriose s’est propagée sur ces zones qui me plient. Il en a profité pour traiter une sinusite devenue bronchite devenue asthme. J’ai des milliers d’heure de sommeil à récupérer.

Je suis prête à recevoir ce que je suis prête à donner.